L'histoire d'Evgueny, par Aude Ferbos-Sud-Ouest

Publié le par RESF 40

mardi 2 octobre

L'interview d'Evgueni,par Aude Ferbos

journal SUD-OUEST

EXPULSION. --Jeudi dernier, Evguéni Voistinov s'était mutilé pour ne pas être expulsé. Rentré à Mont-de-Marsan, il attend d'être jugé le 2 novembre à Bobigny

La peur aux trousses

:Aude Ferbos



 
Pas de pleurs, pas de plaintes, pas de grands discours dans la bouche d'Evguéni Voistinov. Seuls ses yeux noirs sur son visage typique de l'Asie centrale trahissent sa détresse digne et sèche comme le désert de Kizil-Koum. Chez lui, la peur est silencieuse parce qu'il ne sert à rien de crier en Ouzbékistan.
Et puis il y a ce poignet gauche. Sous le bandeau noir, il est lacéré depuis qu'Evguéni a tenté de se couper les veines jeudi dernier avec la carte Sim de son téléphone portable pour ne pas prendre l'avion du retour. Celui de la mort assurée.
« J'ai eu un choc en voyant l'avion. J'ai crié : ''Non, non, non !'' Quand on a fui l'Ouzbékistan, on ne revient pas. Ils me tueraient », dit-il tout doucement. Sans haine, sans agressivité. Sans même en vouloir à cette France qui dit non, parce qu'elle ne sait peut-être pas que là-bas, dans ce pays sans mer coincé entre l'Aghanistan, le Turkménistan, et le Kazakhstan, c'est la dictature, la torture, les persécutions, la mafia?


« Terroriste ». C'est pour ne plus connaître l'odeur de la peur que le jeune Ouzbek a décidé de quitter son pays. En laissant tout derrière lui. Et surtout, ses parents. « Les policiers m'ont attrapé et je n'avais pas mes papiers sur moi : ils étaient à la maison. Alors, ils m'ont emmené. » Là, Evguéni subit les coups pendant que la police monnaie sa libération. 500 dollars la liberté. Le père, steward à la retraite, paiera. Trois fois. Parce qu'Evguéni sera embarqué trois fois. À chaque fois, il passera par les geôles ouzbeks d'où certains « ne sortent pas vivants. »
« Il n'y a pas de lit, pas de matelas, pas même une couverture. Juste une dalle de béton. Pas non plus de repas, mais de l'eau et un petit pain par jour. Et surtout, toutes les heures, un flic arrive avec sa matraque, t'attrape et te tape », raconte avec beaucoup de difficulté Evguéni, 24 ans, en chassant ces mauvais souvenirs d'un geste de la main. « La dernière fois, ils m'ont drogué et j'ai fini par signer les papiers prétendant que je suis un terroriste. »

Il a appris à parler français et s'est intégré sans problème à la vie montoise

Un qualificatif qui condamne le jeune homme à la fuite. « On en a beaucoup discuté avec mon père avant de convenir que c'était la seule solution. » Une solution déchirante pourtant : Evguéni n'aura plus jamais de nouvelle de ses proches?


« Ici, même les policiers sont gentils. » Ainsi, en janvier 2003, direction la Suède où le jeune homme rejoint son frère expatrié depuis 2001. « J'ai passé la frontière à pied à Alma-Ata (NDRL au Kazakhstan) avec un passeur. C'était la nuit, j'avais peur. » Là, il se procure un « visa de trafic » pour la Suède, où contrairement à son frère, il n'obtiendra pas l'asile politique. Refoulé, le jeune homme décide d'aller en France, « au pays de la démocratie. » Vingt heures de bus plus tard et une angoisse terrible à la frontière, encore, Evguéni atterrit à Limoges en juillet 2004. Après neuf mois à Périgueux, le jeune homme fait cap au sud : à Mont-de-Marsan, il sait qu'il sera logé. Ici, il a appris à parler français, et s'est intégré sans problème à la vie montoise.
« Je veux juste vivre tranquille », dit-il, dans ce pays « où les policiers te parlent gentiment, ne serrent même pas les menottes et te proposent une cigarette. » « Excusez-nous, c'est notre travail, on est obligé de vous emmener », lui ont dit les fonctionnaires qui l'ont interpellé mercredi dernier.
À nouveau, l'avenir d'Evguéni est suspendu. À la décision du tribunal de Bobigny d'abord qui se prononcera le 2 novembre et le condamnera sûrement à une peine de prison pour avoir fait obstacle à son expulsion. À la mesure administrative de reconduite à la frontière ensuite, qui reprendra ses droits, à la fin de l'action judiciaire. En attendant, le tribunal a laissé le jeune Ouzbek rentrer à Mont-de-Marsan où il doit pointer au commissariat toutes les semaines.
Ici, Evguéni a retrouvé ses peurs. La nuit, il ne dort pas. Il rêve. De ce fameux papier. Celui pour lequel il s'est coupé les veines. Celui qui lui accordera le droit de vivre en France, de travailler et de ne plus avoir peur. Enfin, il pourrait regarder Mongonuar, sa petite amie chinoise rencontrée au Cada il y a un an, et lui dire « demain ».

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